Traversée du Hardangervidda (Norvège) en hivernal et en autonomie

En février 2023, Michael réalise une traversée du Hardangervidda dans les Alpes norvégiennes (région de Bergen). En solitaire et en totale autonomie, c’est seul avec ses skis et sa pulka qu’il part en plein cœur de l’hiver norvégien. Voici le récit de son entreprise.

Prélude

Bergen, le 10 février 2023

Je suis assis à la fenêtre du petit café situé au bas de mon hôtel, à l’heure du petit déjeuner. Au dehors, le vent et la grisaille sont de rigueur. Je regarde les gens au pas pressé déambuler sans fin dans les rues alentours. Le confort retrouvé ne me déplaît pas vraiment, mais tout juste il m’indiffère. À bientôt 08h30 ce matin, je préférerais être en train de replier ma tente et de ranger ma pulka, au milieu d’un plateau sauvage et inhabité.

Je termine de vider le contenu de ma tasse, me hâte d’en servir une autre, et ouvre machinalement mon carnet de notes à sa première page. Là où tout commence, et où tout me ramène.

©Michael Collin

Je suis arrivé en Norvège le 29 janvier 2023, à Bergen, et je m’apprête alors à embarquer pour une traversée en solo et en autonomie totale au Hardangervidda.

Je m’attends à côtoyer une profonde solitude à cette époque de l’année : le Hardangervidda est immense, sauvage et impitoyable. Début février, tous les refuges sont fermés, aucun balisage n’est posé, et les tempêtes s’y déchaînent de manière récurrente. En conséquence de quoi, très peu de personnes s’y aventurent.

J’ai précisément choisi l’endroit et la période pour cette raison.

Je sais que les conditions peuvent y être extrêmes, et que, seul, je n’aurais aucun droit à l’erreur. Orientation, gestion physique et mentale, organisation matérielle, équipement, automatismes… tout doit être connu, et maîtrisé en toute circonstance, même – et surtout – dans les plus mauvaises et dangereuses.

Préparatifs

Pulka et matériel

Je ne suis pas parti « light » question matériel. En effet, j’ai déjà en ma possession un certain nombre d’équipements adaptés pour une traversée du Groenland (qui devait se faire en ce début 2023, mais reportée à l’année prochaine). Aussi je choisis d’en emporter la majeure partie. La tente est une tente tunnel 3 personnes, équipée en double arceaux. La pulka est une bête de 600 litres de capacité, l’ensemble couchage est composé d’un matelas et d’un sac de couchage extrêmes, et j’ai emporté environ 1kg de nourriture par jour, pour 4800 calories. Rien de fondamentalement « light » mais du costaud, et un test grandeur nature pour l’année prochaine.

Il était hors de propos de racheter du matériel, alors que je pouvais faire avec ça. Et d’un autre côté, pour une expédition hivernale solo dans des conditions qui peuvent devenir extrêmes, j’ai voulu sanctifier un certain nombre d’éléments. Cuisine, abri, sommeil et sécurité ne doivent souffrir d’aucun défaut, à aucun moment.

À ce titre, j’ai pu dégager un cahier des charges pertinent et y répondre parfaitement avec l’aide de la team Montania Sport, que ce soit par des échanges internet ou par les essayages en magasin.

Des vêtements chauds pour le froid glacial

Parmi les indispensables de mon itinérance, j’ai retenu plusieurs éléments. Tout d’abord, la tenue de ski vient de chez Montura :

Avec cet ensemble, le combo est parfait. Il y a un très bon fit, une protection parfaite, et une superbe finition. En plus, ces vestes et pantalons disposent de grandes aérations et d’une bonne accessoirisation.

La couche « extrême » a été confiée à Sir Joseph :

Idéal pour le bivouac, cet équipement est fonctionnel au possible, permettant de survivre aux conditions les plus extrêmes. Je vais également pouvoir passer des nuits réparatrices dans le cocon du monstrueux sac de couchage Valandré THOR !

Spoiler : non seulement tout a servi, mais surtout, tout a été indispensable à bien des moments !

Le grand départ

Direction Finse

Il est un peu plus de 08h15 lorsque je me traîne hors de l’hôtel qui jouxte la gare ferroviaire. Sur quelques centaines de mètres, je transbahute mes 65kg de matériel jusqu’à l’intérieur du train qui va me porter confortablement jusqu’à Finse, point de départ choisi, au Nord du parc.

J’y arrive vers 10h30, avec un peu de retard. Sur le quai je ne trouve que le vent et la neige pour m’accueillir. Le train repart, et me voilà désormais bien seul. Je m’affaire à ranger ma pulka au mieux possible, de manière logique et organisée, pour simplifier mon installation ce soir et débuter des automatismes qui me seront bientôt indispensables.

Aux environs de midi, me voilà harnaché et relié à ma pulka ; Devant moi s’étalent maintenant une itinérance engagée d’une dizaine de jours, et environ 140km de liberté absolue.

Je m’élance pour quatre heures de ski à tâtons, dans un whiteout total. Tout se fait au GPS, sans repères, jusqu’à être cueilli par l’obscurité et à devoir poser pour la première fois mon bivouac, seul. Le vent est déjà très fort, et j’apprends par le menu tout ce qu’il me faudra désormais connaître et mettre en œuvre pour assurer mon confort ou ma survie sur ces plateaux.

Première nuit sur la traversée

Première nuit, première tempête. Je sors par deux fois dégager les accumulations de neige ahurissantes qui se sont formées contre ma tente – le vent ayant décidé de bifurquer pour esquiver mon mur de neige et venir ameuter une montagne par dessus mon abri. Vers 23h, mes coups de pelle finissent de faire monter des tas à hauteur de tête. Au moins, je serais protégé des rafales ! Avant de fermer l’abside, je relève encore une pointe à 120km/h sur l’anémomètre.

La boule au ventre, je reste en veille dans mon duvet, sans oser m’endormir. Chaque demi heure, je teste la toile de tente pour vérifier qu’aucune nouvelle congère ne s’installe durablement. De 5h à 6h du matin, je m’autorise une heure de repos, avant de préparer mon petit déjeuner.

©Michael Collin

3 heures plus tard, je chausse mes skis, en ayant cette fois totalement conscience de ce qui se joue ici et des raisons pour lesquelles la réputation impitoyable du Hardangervidda n’est pas usurpée.

Des paysages exceptionnels

Cette première journée complète est belle, et riche d’enseignements. Les paysages immenses s’ouvrent devant mes spatules, et semblent s’étirer vers l’infini. Je perds rapidement la notion du temps et des distances. Les pauses sont rares et spartiates : chaque heure, je m’autorise 5 minutes pour enlever le baudrier, manger un en-cas et boire une rasade de thé chaud ; puis je repars pour une nouvelle heure.

Le soir venu, le rituel du bivouac est sacré. D’abord je tasse ma plateforme, puis j’étends la tente et la dresse; je fixe chaque point d’ancrage, tasse une bonne quantité de neige sur les bavettes tout autour, creuse la fosse à froid. Dedans, place à l’eau chaude, au gré du ronronnement entêtant du réchaud, et au stockage de mes affaires. J’enfile ma parka et mon pantalon en duvet, et je troque mes grosses chaussures pour les petits chaussons.

Une fois repu, j’ouvre mon carnet et empoigne mon stylo : il est temps de poser des mots sur les heures qui viennent de s’écouler. Enfin, avant de dormir, je fais le point sur la météo et l’itinéraire du lendemain.

©Michael Collin

Au petit matin, un nouveau jour commence, et un nouveau rituel se met en place : manger, plier bagages, partir. Ces deux routines, soir et matin, m’occupent approximativement 3 heures à chaque fois. Ce sont donc près de 6 heures d’efforts supplémentaires à gérer, par tout temps, et peu importe mon niveau de fatigue, et à additionner irrémédiablement aux 6 à 10 heures de ski par jour. En sanctuarisant absolument 8 heures de repos physiologique par tranche de 24 heures, le compte y est, et il ne me reste pas beaucoup de temps mort.

©Michael Collin

Dans le vif du sujet

Au troisième jour, mes petites habitudes se mettent en place et commencent doucement à prendre forme. La journée sur les skis est agréable, malgré quelques passages en mauvaise neige (dont une descente raide où je dois tracter de toutes mes forces pour avancer ; Surréaliste) et les vues qui se dégagent sont d’une beauté époustouflante. En dehors du bruit du vent, qui s’évertue à rester face à moi, le silence n’est troublé que par ma respiration et les crissements des spatules sur les portions de neige dure.

Un nouveau soir, un nouveau bivouac sous un ciel légèrement voilé.

Changement d’ambiance

Lorsque pointe le quatrième jour, le changement d’ambiance se fait sentir. Le 3 février, me voilà à lutter de toutes mes forces contre les conditions de neige. Tout est meuble, tout est inconsistant ; Je brasse, je me débat. Tracter 60kg alors que mes jambes s’enfoncent jusqu’aux genoux est un enfer, une torture physique et mentale de chaque instant.

7h durant, je vais me battre pour avancer, pour gagner une poignée – risible – de kilomètres, en hurlant comme un damné face aux éléments.

Le soir venu, je titube autour de ma tente, ivre de fatigue. Je suis incapable de réfléchir, d’anticiper mes actions; je prépare mon bivouac de manière entièrement automatisée, grâce aux gestes précieusement enregistrés les jours précédents.

La nuit tombe, et le sommeil m’entraîne dans d’insondables abysses.

Heureusement pour moi, la journée qui suit est au beau fixe, et les conditions de neige se sont améliorées. Lorsque pointe le crépuscule, le ciel mêle à son bleu d’encre des teintes de rouge du plus bel effet ; une belle récompense, pour 8h d’un effort encore difficile.

Dimanche marque plus ou moins la moitié de l’aventure. C’est la sixième étape, mais c’est aussi la cinquième journée « pleine » depuis le départ. Après le 1er et le 3e jour rendus compliqués par la météo, me revoici rapidement à plonger dans un whiteout total.

Jour blanc

La perte de repères est totale, tant le ciel se confond à la perfection avec le sol. Au point de ne plus sentir son équilibre, et, évidemment, d’éprouver la plus grande peine à garder un cap. Le GPS me sauve la mise dans ces conditions ; bien que je ne sois pas familier de cet outil, il est parfaitement adapté et fonctionnel.

À la mi journée, je croise le chemin d’un refuge du parc, situé en amont d’un grand lac à franchir. Je profite d’un bâtiment pour m’abriter du vent qui désormais se mue en tempête. Les prévisions météo donnent une accalmie vers le début de soirée, aussi, je tente de traverser le lac.

Le vent de face, qui a forci et qui tutoie les 80km/h en continu m’éprouve. Les températures descendent graduellement à mesure que le jour décline, mais surtout, au bout d’1h30 de traversée, les rafales ne semblent toujours pas vouloir faiblir.

Je ressens les prémices de l’hypothermie, après avoir sué toute la journée et avoir bien bataillé contre le blizzard. Aussi, je décide de ne pas tenter de franchir complètement le lac, de faire demi tour, et d’aller poser la tente 1h30 en arrière, proche du refuge.

Alors que je dresse l’abri en pestant contre les éléments, les rafales finissent par faiblir. Pas de regret cependant, puisque ni les boissons chaudes ni la nourriture ne pourront me réchauffer. Le ciel se découvre, et le froid est devenu glacial au dehors. Dans mon sac de couchage, je m’endors en tremblant comme une feuille, signe que l’hypothermie était effectivement bien installée.

©Michael Collin

Nouveaux plans pour la suite

Par chance, au réveil, je n’en garde aucune trace, et je me sens même plutôt revigoré. Je suis aussi remonté comme un coucou pour rattraper les kilomètres perdus dans l’aller retour d’hier, en plus de la longue journée que j’ai prévu de réaliser.

Pourtant, juste après le petit déjeuner, je prends une grande gifle : la météo est en train de tourner au vinaigre pour la fin de semaine, et risque fortement de compromettre ma traversée.

Pour faire simple, à compter de jeudi et jusqu’à samedi matin, des vents à plus de 100km/h et des chutes de neige cumulées de près de 60cm sont annoncées. J’ai prévu de finir ma traversée au plus tard vendredi ou samedi, ça en devient compliqué.

  • Soit je fais demi tour, j’emprunte une vallée diagonale, et en 35km environ je m’extrais sur la seule route du secteur pour pouvoir rentrer à la civilisation.
  • Soit je poursuis ma traversée, sans issue de secours, sans repli possible, sans filet de sécurité.

Je fais le choix de continuer de tendre vers ce que j’ai, depuis longtemps, rêvé de faire. Je sais pouvoir compter sur mes ressources physiques et mentales pour aller chercher trois grosses journées à fort kilométrage, puis gérer la fin au rythme de la tempête.

Le début de cette nouvelle semaine se fait sous un soleil quasi parfait, et, pour une fois, un vent faible à modéré. Les kilomètres défilent sans grande difficulté, tant le décor est enchanteur. Voilà 6 jours que j’ai quitté Finse, et je n’ai croisé absolument personne, ni de près ni de loin !

Réflexions sur une traversée en solitaire

La sensation de liberté extrême ressentie dans ces immensités blanches est poussée à son paroxysme. C’en est parfois déroutant, et je comprends même que cela puisse être terrifiant, tant il est clair qu’une fois au beau milieu de ce genre de péripétie, nous ne sommes « plus rien » et nous sommes entièrement livrés à nous même.

Mais cette journée incroyable de ski-plaisir me fait dire que c’est exactement ce que je suis venu chercher, et l’idée même de l’avoir trouvé me comble de joie.

©Michael Collin

Lorsque vient l’heure de poser la tente, je suis bien fatigué, mais heureux ! Encore une fois, dans le petit carnet de route que je tiens à jour, je vais consigner mes émotions et la beauté sensationnelle des lieux, plutôt que des données factuelles sur la météo, l’orientation ou les dénivelés. Je ne suis pas un « performer » aussi ce genre de considération ne fait pas vraiment partie des priorités.

Quelques lignes soulignées par mon stylo noir ce lundi soir :

« Je ne suis pas venu impressionner un quelconque public – inconnu et indifférent – et je ne suis pas venu réaliser un quelconque exploit ou battre un record. Je suis parti en Norvège en quête de ressenti, et d’émotions.

Ici, au milieu des montagnes infinies, j’ai trouvé ce que j’étais venu chercher.

Je ne sais pas, d’ailleurs, si il y a encore un public pour ces aventures qui n’offrent ni performance significative, ni recherche scientifique, ni auto-justification vertueuse. Ce voyage est de ceux qui restent sans but majeur, et sans rayonnement médiatique. Il n’est destiné, finalement, qu’à mon seul bonheur et à la réalisation d’un rêve qui me tient à cœur.

Je sais, en revanche, quelles raisons me poussent à réaliser ce rêve . Et je sais qu’elles ne souffrent d’aucun besoin de reconnaissance. C’est une certitude. »

Les dénivelés apparaissent

Au petit matin du 7 février, la pulka est encore lourde, et la météo ne présente pas d’évolution particulière. La journée est encore longue, et je subis plusieurs fois le « jour blanc » qui, décidément, ne m’aura pas vraiment quitté depuis le début.

Peu après midi, et avec déjà une belle douzaine de kilomètres dans les jambes, je m’attaque à un gros morceau : une montée particulièrement raide, avec un joli dénivelé positif. J’ai beau chercher, je ne comprends pas comment monter ça sur mes skis . Je me dis que ce sera probablement très dur, et que, même à pieds, je ne suis pas certain de ne pas finir par redescendre en chute libre à tout moment.

Par un système de couloirs qui s’imbriquent intelligemment, sur un côté un peu éloigné de la pente, je me lance dans d’étranges trajectoires, en pente plutôt raide mais acceptable. Je finis par rejoindre la voie normale de mon tracé, au dessus de cette immonde « bosse ». Il me reste encore 3 bonnes heures de ski jusqu’au coucher de soleil, que je vais mettre à profit pour pouvoir m’avancer un maximum.

À peine la toile tendue et mes affaires rentrées, je me fais secouer par de nouvelles rafales, plutôt puissantes. Une rapide consultation météo pour planifier ma dernière longue journée mercredi, et c’est la douche froide : la tempête a de l’avance.

Une fin compliquée

La tempête approche

Dès demain matin, le vent va se lever pour une journée annoncée à 80-100km/h en continu, sans précipitations. Jeudi, 40cm de neige et 120km/h minimum ; Vendredi, 30cm et 100km/h minimum. Sans compter que d’ici Samedi les températures vont remonter jusqu’à 5 degrés au dessus de zéro.

J’ai beau faire des calculs savants, couvrir 25 à 30km jusqu’à l’exit choisi, dans ces conditions, ce ne sera sans doute pas possible. Je décide d’obliquer pour longer les deux derniers refuges possibles du parc, situés respectivement à environ 6 et 12km de ma position. Rester ancré sur mon emplacement de bivouac est inconcevable, ce serait risquer de rapidement passer sous une avalanche.

Je me dis que dans le pire des scénarios, avec un bel acharnement et beaucoup de patience, j’atteindrais forcément les 6km, peu importe les conditions annoncées ce mercredi. Et, dans le meilleur des cas, si la réalité météo est plus favorable, je ferais tout pour grignoter les 6 autres kilomètres jusqu’au dernier refuge.

De là, peu importe le temps que ça prendra ou la tempête, je pourrais tenir le siège et terminer sans trop de problème en une journée. Il restera alors moins de 10 kilomètres, c’est jouable, même si ce doit être un gros combat.

©Michael Collin

Mercredi matin, à 8h30, je quitte mon dernier camp, sans retour en arrière possible.

Vent et neige

Dès la première montée, à 09h, le vent est à son paroxysme et toujours pleine face. Les rafales sont pires encore, et me mettent systématiquement à l’arrêt. Je ne vois strictement rien, et mes spatules s’arrêtent littéralement au contact des rochers que je découvre uniquement lorsque je viens butter dessus. Mon masque gèle, la température dégringole. La tête dans le GPS, je ne me pose aucune question. J’avance lentement mais sûrement jusqu’au col situé 2h au dessus de moi.

En haut, je ne peux pas m’autoriser de pause ; Je suis engouffré dans cette fichue tempête, et elle me fait comprendre très rapidement que je ne suis rien d’autre qu’une misérable brindille trop fragile. Je bascule dans la descente, et je ne discerne toujours rien de ce qui se passe devant moi. Au contraire, je ne sens les déclivités que bien après avoir déjà pris de la vitesse.

C’est dangereux, mais je n’ai pas le choix ; Il faut avancer, et le premier refuge est juste en bas.

Soudain, le vide sous mes skis. L’instant d’après, je m’écrase en boule contre le sol, en position assise, et ma pulka vient me percuter de toute son inertie et de tout son poids.

Je viens de sauter une corniche totalement invisible.

©Michael Collin

Atteindre le refuge

Je fais un rapide bilan humain : tous mes membres bougent et fonctionnent normalement, pas de douleur vive, pas de nausée, mes vêtements ne sont pas déchirés, et je n’ai pas la sensation d’écoulement de sang sous le tissu. J’essaie de me relever, ça fonctionne ; la tête ne tourne pas, et la coordination a l’air bonne.

Restent les douleurs au dos et à l’épaule, qui sont pour le moment neutralisées par l’adrénaline.

Par contre, la pulka a eu moins de chance : le brancard rigide a explosé sous l’impact. Une branche a disparue, l’autre est enfouie dans le sol. De ce que je suis en mesure de voir, la structure de la barquette a l’air normale ; mais je dois retirer les débris et démonter le reste du brancard, désormais inutile. Je conserve les filins acier reliés directement de la pulka au harnais, et qui vont me dispenser de bricoler avec un brin de corde au milieu de cette foutue tempête.

En revanche, je n’ai désormais plus de contrôle sur le rythme ou la trajectoire de l’engin. Les 2h15 qu’il me reste à faire jusqu’au refuge sont un enfer. Je ne vois absolument rien au terrain, je tombe à cause des reliefs aléatoires, je tombe à cause de la pulka qui fait sa petite vie sans moi, je tombe et je tombe encore !

À chaque chute, je prie pour ne pas finir dans un rocher, prendre trop de vitesse, ou sauter une autre corniche encore plus haute.

Arrivé au refuge, sur les coups de 13 heures, c’est l’heure de faire un bilan, et un choix.

©Michael Collin

L’heure du choix

Les prévisions météo n’ont jamais été erronées depuis mon départ. Aussi je sais que ce qui m’attend les prochains jours va être au minimum une grande galère, et au maximum un danger mortel. Les reliefs sur les derniers kilomètres sont tous montagneux, il y a quelques bonnes pentes qui surplombent la trace de sortie, et la neige va tomber en abondance et sous un vent démentiel. Et si j’attends que tout ça passe, les accumulations et les plaques vont avoir droit à une hausse brutale de température.

J’ajoute les douleurs qui n’excluent pas la présence de blessures, et la casse matérielle qui va rendre les descentes délicates. Il me reste deux jours de nourriture, que je peux éventuellement rationner, mais je n’ai pas de visuel sur la météo du dimanche. Dans l’hypothèse où le mauvais temps persiste, ou les risques d’avalanche deviendraient extrêmes, je devrais demander un secours bien plus « urgent » et faire possiblement prendre de gros risques aux sauveteurs.

Une nouvelle fois, je suis seul face à mes choix et à leurs conséquences. Et si j’ai confiance en mon matériel et en moi même, ajouter tous ces aléas dans un Hardangervidda dépeuplé et désormais en fureur me donne à réfléchir.

Lorsque je franchis le seuil du refuge, je suis résigné. Je ne crois pas en la chance et aux miracles, pas ici, pas maintenant. Ce mercredi à 13 heures 20 minutes, empli d’une immense frustration, j’envoie mon SOS à l’autre bout du monde…

Peu après 19 heures, quatre motoneiges de la Croix Rouge Norvégienne viennent à ma rencontre. Je suis extrait de ce monde inhospitalier, à une poignée de kilomètres de l’endroit où j’avais prévu de terminer mon voyage.

Retour à la civilisation

Quelques heures plus tard, le médecin de l’hôpital d’Odda m’annonce l’absence visible de blessures, après mes examens de routine. Ses mots sonnent définitivement la fin de ma traversée.

En définitive, l’engagement a été absolu. Le terrain complexe et la météo ne m’ont pas épargné, et certaines journées ont été des luttes sans merci contre la montagne et ses fureurs. Pourtant, les paysages oniriques et la sensation de liberté totale laissent encore à mon rêve toute sa beauté, intacte.

J’en retiendrai une expérience hors du temps, un défi de tous les instants, et une aventure d’une beauté et d’une intensité sans commune mesure. Combien il a été fascinant d’évoluer là bas, sans jamais croiser la moindre trace de vie ! Je regrette profondément l’issue, et pourtant, rentré depuis seulement quelques jours, je m’accroche encore à tous ces moments incroyables que j’ai pu vivre.

Je me souviens que les années passées, à cette période, il y a eu des évacuations prématurées, des grosses blessures… Des gens ont fait demi tour face à la violence des éléments…

J’ai eu le privilège de mieux m’en tirer, et d’y avoir vécu une expérience hors norme. J’en suis reconnaissant, et me rappelle aussi que, pour pouvoir vivre d’autres aventures, il faut d’abord revenir vivant.

Désormais, place à la préparation de la traversée « amateur & by fair means » du Groenland ! Un autre défi de taille, réalisé avec le soutien de Montania Sport :)


Merci à Michael pour son récit et pour avoir fait confiance à Montania pour le choix de son équipement !

1 réflexion sur “Traversée du Hardangervidda (Norvège) en hivernal et en autonomie”

  1. Un grand merci pour le partage de cette publication, les conseils, les contacts et pour l’aide apportée à la préparation matérielle ! On espère maintenant pouvoir décoller pour le Groenland début d’année, pour une expédition XXL ?

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